C’était un lointain dimanche ensoleillé et venteux du mois de mars. Je devais avoir 15 ou 16 ans, je ne me souviens pas, mais je sais que c’était le jour de mon anniversaire, la lagune était presque aussi bleue que le ciel et que je me promenais avec ma sœur le long de la Riva degli Schiavoni. En passant devant la ruelle sombre, entre l’église de la Pietà et l’hôtel Métropole, Silvia me dit, « Tu es née ici, comme moi, à l’Ospedale della Pietà ». Cette affirmation me semblait très étrange, car j’avais toujours pensé d’être née à l’Hôpital Civil des Santi Giovanni e Paolo. Pour moi, c’était le seul qui possédait un service maternité à Venise, surtout qu’à cette époque j’associais Pietà uniquement à l’église, à Vivaldi, et à la musique. Je savais que mes parents travaillaient pour l’ONMI (Organisation nationale pour la maternité et l’enfance) et qu’ils s’occupaient d’enfants, de crèches, d’adoptions, mais je n’avais jamais fait le lien entre eux et la Pietà, ni même avec ma naissance. J’ai su que l’hôpital avait été fermé récemment et que, contrairement aux trois autres, du temps de la République, ce n’était pas un refuge pour les malades, mais qu’il était réservé exclusivement aux enfants orphelins, abandonnés, illégitimes.

Venise, Calle della Pietà

 

Venise, Calle della Pietà, bas-relief de la Vierge à l’Enfant

Nous sommes entrées dans cette ruelle. Sur le mur de l’hôtel, à droite sous le haut-relief d’une Vierge à l’Enfant, il y avait une inscription « offrande aux exposés » et une fente dans laquelle autrefois on pouvait laisser un don à l’institution qui s’occupait des nouveau-nés abandonnés. A proximité, une étrange porte ronde en bois nous rappelle où se trouvait la roue des innocents, juste à l’extérieur de ce qui est aujourd’hui l’Hôtel Métropole. La roue était en fait un cylindre en bois creux tournant autour d’un axe vertical : il permettait d’y faire entrer des enfants un peu plus grands et pas seulement des nourrissons comme dans la scafetta. Cette dernière était au contraire un petit lavoir placé à l’origine sur la Riva degli Schiavoni, au pied de l’actuel pont du Saint-Sépulcre. Pendant la journée il était fermé par une fenêtre en bois qui était ouverte le soir, derrière laquelle il y avait une cavité où les nourrissons étaient placés. Il sera remplacé par la roue lors de la reconstruction au début des années 1800, d’abord dans la Ruelle della Pietà, puis en 1857 sur le pont dei Bechi, car un peu plus dissimulé, plus près d’un point d’abordage des gondoles et surtout de la salle des nourrissons. Juste un peu avant, sur le mur de l’église que Vivaldi ne verra jamais parce qu’il mourut avant sa construction, une plaque commémore la bulle de 1548 du pape Paul III : « ceux qui abandonnent leurs enfants tout en ayant les ressources pour les élever seront maudits et excommuniés » : oui, même certains riches tentaient d’abandonner leur enfant à l’hôpital. Entre l’église et l’hôtel, il y a encore en hauteur deux passages fermés, dont l’un au même niveau que les choeurs. Encore aujourd’hui, si nous entrons dans le hall de l’hôtel Métropole, nous voyons deux colonnes de la vieille l’église où avait joué Vivaldi, la cour avec la margelle de puit du monastère, l’escalier ovoïdal qui reliait les lieux où vivaient les filles de chœur.

Porte de l’Hôtel Metropole: elle nous rappelle la roue pour les enfants abandonnés

Tous ces lieux ont conservé le rôle séculaire et important qu’ils avaient au temps de la Sérénissime. En fait, l’institution gère aujourd’hui des communautés éducatives pour mineurs et mères seules, perpétuant la tradition de l’hôpital fondé en 1346 qui n’a jamais cessé ses activités d’accueil, d’assistance, d’éducation et de charité.

Le patrimoine historique de ses Archives est richissime et dans le musée sont exposés quelques instruments de musique anciens, que nous retrouvons également dans le grand Tiepolo du plafond de l’église, un véritable concert céleste avec luth, violoncelle, clavecin, trompette … où les chanteurs sont « ospealere« , parce qu’ils ont dans leurs cheveux une fleur de grenadier. Dans le petit musée, on nous raconte la vie quotidienne des orphelins, existence coupée en deux, comme la moitié de ces objets, les «signes» : des morceaux de bois sculptés ou des bouts de papier aux formes étranges, des images de Madones, des médaillons, des Saints, une rose des vents, des cartes à jouer, des pièces de monnaie, des crucifix, des bijoux variés … des preuves fragiles sur lesquelles s’accrocher  (même pour une vie entière) et qui donnaient aux mères et aux enfants l’espoir et la possibilité d’une reconnaissance et donc d’une rencontre et d’un retour qui, dans la plupart des cas, n’auront jamais eu lieu.

Un signe: une sainte

 

Un signe: une carte à jouer

Pour visiter ces lieux, en particulier pour le musée, la réservation est obligatoire. Avec plaisir j’organiserai une visite pour vous et je vous accompagnerai dans le petit musée et dans l’église de la Pietà, parmi des souvenirs d’enfants abandonnés, d’objets coupés en deux, de fleurs de grenadier, de ciels de Tiepolo baignés de soleil, entre musique et nuages.

Anna Maria Venier
BestVeniceGuides.it
www.veniseguide.com

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