« Nous t’épousons, ô mer, en signe de véritable et perpétuelle domination »

« Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a joint » (Mathieu, 19)

Tout naît de la mer et tout y revient : lieu des naissances, des transformations et des renaissances ; eau en mouvement perpétuel, la mer représente un état transitoire, une situation d’ambivalence qui est celle de l’incertitude. Les anciens Grecs et Romains offraient à la mer en sacrifice des chevaux et des taureaux, symboles de fécondité. Dans le baptême par immersion on mourait dans l’eau pour renaître. Mais de ses profondeurs pouvaient surgir aussi des monstres, images de l’inconscient. Pour cela la mer est toujours symbole de vie et en même temps de mort. Pour cela un pacte d’amour indissoluble avec elle fut indispensable pour les Vénitiens.

En effet le rapport de Venise avec la mer est fondamental pour comprendre le sens de cette ville qui n’a pu exister que grâce à son lieu de naissance. L’État, le peuple vénitien et les artistes le savait et au centre du plafond de la salle du Sénat, au Palais des Doges, Venise est personnifiée par Tintoret comme une reine, qui reçoit de ses sujets, tritons et néréides, les dons de la mer.

Foto 1 - Jacopo Tintoretto, Triomphe de Venise reine de la mer, Venise, Palais des Doges, salle du Sénat

Jacopo Tintoretto, Triomphe de Venise reine de la mer, Venise, Palais des Doges, salle du Sénat

Même au dernier siècle de la République, quand l’« État de Mer » était presque tout perdu, dans la salle d’attente des Quatre Portes, toujours dans le même Palais, encore une fois on voulait rappeler que c’était de la corne d’abondance de Neptune que les vraies richesses de Venise arrivaient.

Foto 2 - Giambattista Tiepolo, Neptune offrant ses dons à Venise, Venise, Palais des Doges, salle des Quatre Portes

Giambattista Tiepolo, Neptune offrant ses dons à Venise, Venise, Palais des Doges, salle des Quatre Portes

Une période décisive, qui avait établi les bases de la domination vénitienne sur l’Adriatique, fut celle du dogat de Pietro II Orseolo (991-1008). Les résultats de sa politique furent non seulement la paix intérieure, la collaboration avec Constantinople et le maintien des bons rapports avec l’Empire d’Occident, mais surtout l’affirmation de la puissance vénitienne en Dalmatie. Ce fut justement par l’expédition militaire du 9 mai (jour de l’Ascension) de l’an 1000 contre les pirates narantins, qui hantaient les côtes slaves et les populations dalmates, que le doge avait pu libérer Zadar et d’autres villes. Ce ne fut pas une conquête, ni une soumission des populations locales, mais un pacte d’amitié entre les cités dalmates et Venise. Le doge reçut ainsi le titre de Duc de Dalmatie en devenant le délégué impérial dans cette région excentrique de l’Empire grec. Ce fut la première étape pour la transformation de l’Adriatique en golfe vénitien.

Photo 3 - Domenico Tintoretto, Le doge Pietro II Orseolo, Venise, Palais des Doges, Salle du Grand Conseil

Domenico Tintoretto, Le doge Pietro II Orseolo, Venise, Palais des Doges, Salle du Grand Conseil

Depuis lors chaque année, le jour de l’Ascension, le bateau du doge franchissait la passe de San Nicolò pour un hommage aux eaux de la mer que l’évêque à son tour allait bénir. A’ ce rite ancien de bénédiction on ajutera, après les conquêtes de la Quatrième Croisade, celui des épousailles. Le symbole par excellence du mariage en tant que liaison et union indissoluble est l’alliance. Mais qui aurait pu donner au doge cette bague, et surtout le droit de célébrer ce sacrement, le mariage avec la mer Adriatique? Seulement une très haute institution religieuse aurait pu rendre valable ce rite qui affirmait l’indissoluble lien entre la cité lagunaire et la mer.

La circonstance se présenta justement à Venise en 1177 avec la rencontre et la paix entre les deux autorités du monde occidental de l’époque: l’empereur Frédéric Barberousse et le pape Alexandre III, événement qui consacrera l’état vénitien comme un digne intermédiaire dans l’« Europe » de l’époque. Le 24 juillet 1177 sous le porche de la Basilique Saint Marc, l’empereur se jeta aux pieds du pape en signe de soumission, en renonçant à se mêler de l’élection pontificale. Pour rappeler cet acte, sur le sol de l’atrium de l’église il y a encore la losange en porphyre indiquant le lieu exact où l’empereur s’agenouilla.

Photo 4 - Federico Zuccari, L’empereur Barberousse se soumet au pape Alexandre III devant Saint Marc, Venise, Palais des Doges, Salle du Grand Conseil

Federico Zuccari, L’empereur Barberousse se soumet au pape Alexandre III devant Saint Marc, Venise, Palais des Doges, Salle du Grand Conseil

Ce fut à l’occasion de cet évènement que le Pape aurait donné au doge Sebastiano Ziani, en signe de remerciement, l’anneau nuptial, qui reconnaissait d’une manière officielle et sacramentelle (donc divine) le pouvoir de Venise sur la mer.

Photo 5 - Andrea Vicentino, Le pape Alexandre III donne la bague au doge Sebastiano Ziani, Venise, Palais des Doges, Salle du Grand Conseil

Andrea Vicentino, Le pape Alexandre III donne la bague au doge Sebastiano Ziani, Venise, Palais des Doges, Salle du Grand Conseil

Pendant le XIII siècle les deux rituels, la bénédiction et le mariage, étaient encore séparés. Ensuite l’union de Venise à l’Adriatique deviendra le rite central. Et chaque année, le jour de la Sensa (Ascension en vénitien), la ville renouvellera l’union indissoluble et intime avec la mer Adriatique. Rite propitiatoire que le doge célébrera à partir de 1253 de son bateau de parade, le Bucentaure, une superbe galère en bois dorée et sculpté, en faisant glisser une bague d’or là où la couleur bleue de la mer se mêle à l’eau verte-émeraude de la lagune.

Photo 6 - Giovanni Grevembröch, Ancien Bucentaure, illustration du recueil Les vêtements des vénitiens

Giovanni Grevembröch, Ancien Bucentaure, illustration du recueil Les vêtements des vénitiens

Photo 7 - La passe entre Punta Sabbioni et le Lido de Venise où l’eau de la mer se mêle à l’eau de la lagune
La passe entre Punta Sabbioni et le Lido de Venise où l’eau de la mer se mêle à l’eau de la lagune

Photo 8 - La passe entre Punta Sabbioni et le Lido de Venise où l’eau de la mer se mêle à l’eau de la lagune

La passe entre Punta Sabbioni et le Lido de Venise où l’eau de la mer se mêle à l’eau de la lagune

« Desponsamus te, mare, in signum veri perpetuique dominii », déclaration d’union sacrée et indissoluble entre Venise et la mer et acte de possession sur l’Adriatique, « mare nostrum » pour les Vénitiens.

Il s’agissait d’une véritable fête et cérémonie de mariage: le Bucentaure était suivi d’un cortège de barques ornées de tapisseries, de fleurs et de branchages, avec des nobles, des citoyens, des habitants de la lagune. Tout le monde se pressait et recouvrait l’eau, de la lagune à la mer, puis de la mer à la Place Saint Marc.

Photo 9 - Francesco Guardi, Départ du Bucentaure le jour de la cérémonie de l’Ascension pour Saint-Nicolas-du-Lido, Paris, Musée du Louvre

Francesco Guardi, Départ du Bucentaure le jour de la cérémonie de l’Ascension pour Saint-Nicolas-du-Lido, Paris, Musée du Louvre

Photo 10 - Canaletto, Le Bucentaure de retour au Môle, le jour de l’Ascension (détail), Milan, Collection Aldo Crespi

Canaletto, Le Bucentaure de retour au Môle, le jour de l’Ascension (détail), Milan, Collection Aldo Crespi

Et avec cette fête avait lieu aussi la Foire de la Sensa: des spectacles et un marché sur la Place Saint Marc où l’on trouvait des objets de toute sorte, mais aussi des visiteurs de tous les pays. Et donc on profitait de ce moment pour des évènements qui pouvaient avoir une résonnance internationale, comme par exemple l’inauguration du Théâtre d’Opéra La Fenice, qui eut lieu en 1792, précisément pendant les festivités de la Sensa.

Photo 11 - Francesco Guardi, La Place Saint Marc préparée pour la fête de l’Ascension, Vienne, Musée d’Histoire de l’Art

Francesco Guardi, La Place Saint Marc préparée pour la fête de l’Ascension, Vienne, Musée d’Histoire de l’Art

Photo 12 - Gabriel Bella, La nouvelle Foire de la Sensa (détail), Venise, Musée Querini Stampalia

Gabriel Bella, La nouvelle Foire de la Sensa (détail), Venise, Musée Querini Stampalia

Ce rite fut le plus important de l’histoire de la République, car c’est à travers cette cérémonie que toute la cité allait sur l’eau pour confirmer et prolonger sa puissance dans une alliance indissoluble comme le mariage chrétien.

Venise est une ville où l’espace même du bâti a été arraché à l’eau et cette même eau sera dominée par la cité dans sa création et par ses entreprises commerciales. Donc ce geste des épousailles répété par les Vénitiens jusqu’à la fin du XVIII siècle, quand désormais la République était devenue plus un « État de Terre » qu’un « État de Mer », continuait à rappeler au monde entier que sa gloire avait été conquise sur la mer.

Encore aujourd’hui Venise renouvelle son union tous les ans le dimanche suivant le jeudi de l’Ascension. Il n’y a plus un doge, mais le Maire avec d’autres autorités de la ville dans un très beau bateau, la Bissona « Sérénissime », longue 17 mètres et ramée par 18 rameurs, suivi par un cortège d’embarcations traditionnelles.

Fête de la Sensa aujourd’hui (photo Matteo Gabbrielli)

Fête de la Sensa aujourd’hui (photo Matteo Gabbrielli)

Fête de la Sensa aujourd’hui (photo Matteo Gabbrielli)

Fête de la Sensa aujourd’hui (photo Matteo Gabbrielli)

Les festivités sont organisées par le Comité de la Fête de la Sensa depuis 1965 et l’Association des Sociétés des Rameurs à la Vénète. Le lieu est le même, et la messe est célébrée dans l’église de Saint Nicolas du Lido. Il y a ensuite une régate, qui a une histoire très ancienne. Le parcours du bassin de Saint Marc au Lido est celui qu’au XIV siècle les jeunes vénitiens faisaient pour rejoindre le lieu d’entrainement militaire au Lido avec leurs embarcations à plusieurs rameurs. Ces bateaux partaient en ligne, « riga » en italien, d’où le mot régate. Il y a aussi un marché à la brocante près de l’église de Saint Nicolas et d’autres initiatives, parmi lesquelles le « Prix Osella d’Oro de la Sensa » donné à un organisme, une institution culturelle ou du secteur artisanal ou commercial pour sa qualité et donc pour le prestige donné à la ville.

Il s’agit d’une prise de conscience renouvelée de l’histoire de Venise, de ses traditions, de son rapport avec la mer. Ce dernier marqué par la dimension de l’aléatoire et de l’incertain, car les éléments naturels sont instables et les conditions météorologiques peuvent se détériorer rapidement. Au temps de la République on savait que la ville pouvait mourir par l’alluvionnement des fleuves, asphyxiée par les marécages ou bien submergée par la marée. Ce fut une lutte constante de la part des Vénitiens pour s’y adapter tout le long de leur histoire. Mais dans le dernier siècle, à cause des interventions qui ont touché l’équilibre d’un écosystème unique entre lagune et mer, le danger des hautes marées est devenu presque irréparable. Nos sociétés industrielles de consommation où tout est destiné à être « chose » qui sert pour en tirer profit, ont empêché les administrateurs à comprendre la perspective de la création de l’histoire vénitienne du passé comme une véritable aventure de l’esprit, sans laquelle on a du mal à reconnaître les rapports exclusifs et extraordinaires de ses habitants avec leur milieu naturel.

Les Vénitiens avaient compris que ce n’était pas la nature qui devait se sacrifier à eux, à leurs exigences, et donc ils avaient fait un pacte d’amour éternel avec elle en rendant ainsi possible l’existence d’une ville de rêve sur de la boue.

Photo 15 - La lagune nord de Venise

La lagune nord de Venise

Mais de nos jours, ce pacte a été trahi et cette même mer qui a libérée Venise des marais semble de plus en plus la réclamer.

Photo 16 - « Acqua alta » devant l’entrée du Palais Zorzi siège de l’UNESCO à Venise

« Acqua alta » devant l’entrée du Palais Zorzi siège de l’UNESCO à Venise

Photo 17 - « Acqua alta » recouvrant la Fondamenta (quai) dei Mori dans le sestiere de Cannaregio

« Acqua alta » recouvrant la Fondamenta (quai) dei Mori dans le sestiere de Cannaregio

Ce ne serait donc qu’avec l’ancien respect envers l’écosystème lagunaire que la cité pourrait vraiment renouveler d’une manière sincère sa promesse de lien indissoluble avec la mer. Depuis dix siècles, la Fête de la Sensa nous le rappelle tous les ans.

Photo 18 - La lagune nord de Venise au coucher de soleil

La lagune nord de Venise au coucher de soleil

Anna Maria Venier
BestVeniceGuides
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